J’avais lu il y a presque un an l’Empire invisible et son univers m’avait transporté bien que quelques défauts m’aient gêné, notamment un nombre de pages bien trop limité. Du coup, j’ai commencé les Leçons du monde fluctuant avec une légère appréhension surtout que l’exercice s’annonçait difficile : il s’agit d’une sorte de réécriture fantastique de l’Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll.
Ici, Lewis Carroll n’a jamais pris ce pseudonyme bien connu et pour cause : il a été exilé à cause de ce qu’on sait être ses penchants pour les photographies de jeunes filles en tenue légère. Le professeur émérite Charles Lutwidge Dodgson est disgracié, il quitte Oxford et sa délicatesse pour un monde imaginaire, colonial, Novascholastica. Une drôle d’île située en plein milieu de l’océan indien, grande comme deux fois l’Angleterre de la Grande Rectrice Victoria et où il y a clairement un sacré bordel.
Car le monde tel que Jérôme Noirez le décrit n’est pas celui de l’époque victorienne telle qu’on le connait. Loin de là. Dans cette ère de connaissance où l’occulte est élevé au rang de science, on maîtrise les ciels, les enfers et on oriente les âmes dans les coins qui leursont destinés. Drôle de monde où la connaissance et l’éducation sont les leitmotivs d’une société se voulant parfaite et où les amphigouristes (ceux qui gèrent les esprits, les étudient, pillent leurs connaissances voire les détruisent) sont partie intégrante d’une société de contrôle.
Ce monde fluctuant, Charles Dodgson va le découvrir en la compagnie de Jab Renwick, un noir précepteur des amphigouristes. Un homme déchaîné, inhumain presque, capable de se rendre dans les ciels au moyen de substances psychotropes, aimant tuer ce qui vit et ce qui est mort. L’un est exilé. L’autre est en mission. Car tout fout le camp à Novascholastica. Les Safunés (les « blancs ») se baladent dans l’au-delà des locaux où ils n’ont en théorie rien à faire et cet au-delà semble complètement relié au monde des vivants. Autrement dit cela ne plaît guère à l’administration des âmes sise en Angleterre. Les deux personnages vont donc aller au coeur du problème.
On y suit aussi celle qui est une nouvelle Alice, non pas Alice Lidell, la « vraie », mais son équivalent chez les Empewos, Kematia, morte trop jeune et cherchant à comprendre sa mort et la terre étrange sur laquelle elle a atterri, l’au-delà des siens. Son voyage va la mener au contact d’autres esprits, Safunés ou Empewos, humains ou animaux, esprits tutélaires ou simples termites en bout de chaîne. Un voyage complètement barré et surréaliste, initiatique aussi.
D’ailleurs, ce livre est à ce titre un véritable hommage à l’Alice de Lewis Carroll, à tel point qu’on se demande sous quelle substance Jérôme Noirez l’a écrit ! On se perd, on cherche une cohérence, on lutte. Et puis on abandonne parce qu’il faut bien se rendre à l’évidence : il n’y a aucun repère classique dans ce livre auquel on puisse se rattacher. Quel joyeux bordel ! On rit, on chancèle devant la noirceur de certaines phases, on rit de nouveau parce que Jérôme Noirez a su distiller beaucoup d’humour dans son texte.
Je ne saurais donc que trop vous le conseiller si vous cherchez à vous évader et à vous perdre dans un monde qui n’a ni queue de gnou ni tête de cerf, où les chiens de coton et les moustiques géants se baladent en évitant des lanternes magiques.