Je vais rater le reste de ta vie

Amusant, c’était son anniversaire il y a peu. 27 juillet. 66 ans. Il aurait eu 66 ans. Il reste, lancée spontanément il y a plus de 5 ans sur un lit d’hôpital, cette phrase : « Je vais rater le reste de ta vie. » suivie de pleurs et d’une embrassade, l’un se nourrissant de l’autre, ne sachant que dire et que faire après cette démonstration et ce constat, aussi rares que précieux. Je me rends compte que je n’étais alors qu’un enfant et ne suis aujourd’hui qu’un adulte en phase de construction. Notre père n’était pas un extraverti, pas un sensible qui nous balançait son amour à la face, plutôt du genre timide et pudique. Cinq ans ont passé et parler de lui m’est toujours aussi douloureux, encore et toujours. Enfant j’étais, enfant je reste.

Aujourd’hui, j’ai vu mon frère. J’ai eu mon autre frère au téléphone. Les deux, en une seule journée, un peu comme lors de ce fantastique weekend où nous nous sommes retrouvés tous les trois. Cinq ans après. Cœurs de pierre. De brique plutôt, comme lui. Durs. Secs parfois. Un brin voire franchement rancuniers. Intraitables. Mais friables. Qui demande des nouvelles de l’autre, qui a besoin d’entendre l’autre pour se sentir mieux, qui enfin se noie ce soir dans le rosé pour enfin oser décrocher son téléphone et appeler ou répondre pour finalement pleurer d’un mélange de contentement et de tristesse en pensant à celui qui n’est plus et qui, peut-être, serait fier de lui, de nous.

Nous sommes des murs. Craquelés, fissurés, abîmés, tentant sans cesse de nous réparer pour reproduire tant bien que mal ce défaut familial : celui de nous couper des nôtres, de ceux qu’on aime et qui sont en partie nous. Intraitables vous dis-je et tellement handicapés dans le domaine des sentiments humains. « Je vais rater le reste de ta vie » disait-il, malade, fatigué et à quelques mois de sa fin, dans un sursaut dénué de la pudeur des sentiments qui l’a souvent animée. « Je ne vais pas rater le reste de vos vies » me dis-je en les voyant, en savourant leurs rires et leurs sourires ainsi que ceux de mes neveux et nièces et pourtant j’ai la sensation de lutter contre ça, empreint d’une certaine forme d’égoïsme et de fierté.

Ces sentiments, je lutte contre eux. Oui, il rate le reste de ma vie et ma foi, j’ose espérer qu’il aimerait ce que j’en fais, ne serait-ce qu’à travers cet endroit pour ce qui est des voyages et de l’automobile… Mais je n’ai pas le droit de rater le reste de leur vie à eux. Ils font partie de moi, ils sont tellement semblables à moi si j’en crois celle qui m’accompagne patiemment et me pousse, encore et toujours, à profiter d’eux. Elle a raison. C’est son anniversaire aujourd’hui d’ailleurs… Merci à toi. Je vais tenter de ne pas rater le reste de ma vie en n’oubliant surtout pas d’y inclure les leurs.