Le Fleuve des dieux de Ian McDonald… voilà un livre que l’on m’a présenté comme étant l’un des plus brillants de sa génération, l’un des plus ambitieux aussi. Le petit édito qui l’accompagnait était dithyrambique, clairement enthousiaste et inquiet à la fois de l’accueil que pouvait recevoir un tel ouvrage. Ouverture de la couverture et lecture des premières lignes. Bienvenue en Inde. An de grâce 2047.
Tous les Hindous vous le diront, pour se débarrasser de ses péchés, il suffit de se laver dans les eaux du Gangâ, dans la cité de Vârânacî. Et, en cette année 2047, les péchés ce n’est pas ce qui manque : un corps aux ovaires prélevés glisse doucement sur les eaux du fleuve ; des intelligences artificielles se rebellent et causent de tels dégâts qu’une unité de police a été spécialement créée pour les excommunier. Gangâ, le fleuve des dieux, dont les eaux n’ont jamais été aussi basses, se rue vers un gouffre conceptuel, technologique, évolutionnaire – ou peut-être tout cela à la fois.
À travers le kaléidoscope de neuf destins interconnectés, Ian McDonald dresse le portrait d’une Inde future, mais aussi d’une Terre future, où tout n’est que vertige.
Il m’aura fallu beaucoup de temps pour lire ce livre, tout comme il m’en avait fallu beaucoup pour achever la lecture de la Horde du Contrevent. Et pour cause : l’écriture est dense, riche de descriptions, de sensations, d’ambiances, de sentiments et de pensées… Il est donc indispensable à la lecture de ce monstre d’écriture de prendre son temps, de perdre du temps finalement pour mieux s’immerger, pour mieux s’immiscer dans l’intrigue et les personnages.
Ce temps passé à mieux digérer les cohortes d’informations et de thèmes dont regorge le roman transforment la lecture en plongée sans masque ni tuba et encore moins de bouteilles dans les eaux basses du Gange, dans les méandres informatiques d’une Inde découpée en différents états après les guerres du début du siècle mais aussi dans les méandres des pensées de tous ces personnages qui incarnent le monde et l’Inde de cette moitié de siècle. Avancées technologique faramineuses, situation géopolitique instable et le rêve d’Inde unie du Mahâtmâ et de Nehru qui part à vau l’eau, voilà le cadre de ce roman.
Il commence doucement, nous introduit les personnages, leurs personnalités et pensées, leur univers et leurs rôles… Chef de cabinet de la Première Ministre, flic Krishna (les brigades de destruction des aeai illégales) et sa femme, décorateur du plus grand soapi de l’Inde, Town and Country, petit malfrat de basse envergure, journaliste ou encore chercheurs divers et variés, le panel est complet et complexe. Cette première partie du livre surprend par sa lenteur, par la construction progressive de l’intrigue ou plutôt devrais-je dire de certains des plans de l’intrigue sans que l’on songe seulement à la manière dont ceux-ci vont au final s’imbriquer. Car cette première partie, c’est celle de l’apprentissage. Il faut apprendre un nouveau vocabulaire technologie, apprendre l’Inde, réviser la religion hindoue, apprendre le contexte politique, économique et écologique, délier les fils de la trame que tisse Ian McDonald autour de ses personnages… Apprendre. Et tenter de comprendre.
Le récit s’accélère ensuite, peu à peu, chaque chapitre devenant plus intense mais restant la propriété d’un seul et unique personnage pris dans le vortex du destin combiné des machines, de la Terre et des hommes. La hard-science que l’on avait découverte par moments dans la partie précédente devient plus présente, le tantrisme et la relation de l’Inde au sexe s’épanouissent et nous laissent chancelants, les aeais dévoilent une partie de leur jeu tandis que le jeu politique abat ses cartes avec fracas. Les neuf personnages se retrouvent perdus dans ce vortex et y entraînent le lecteur, témoin de leur grandeur et de leur perte, témoin de leurs pensées et doutes, témoin de leurs névroses.
La chute est sublime. Dans une dernière partie où l’auteur réunit tous ses acteurs, tous les fils se dénouent, tous les nœuds disparaissent pour exploser dans une lueur de conscience. On comprend tout le roman, on voit tous les éléments s’imbriquer, prendre forme et former un tout. C’est brillant, tout simplement brillant et parfaitement construit.
Le livre est maintenant posé sur mon étagère, juste à côté de ces livres qui m’ont marqué, tous genres confondus. Ce livre, ce Fleuve des dieux, c’est une synthèse de plusieurs genres littéraires, un livre qu’il faut lire et ce pour plusieurs raisons qu’on peut résumer rapidement. Tout d’abord, à défaut de voyager, c’est un livre qu’il faut lire pour découvrir l’Inde, pour la sentir, pour tenter de la comprendre (sans succès !), pour se sentir perdu et chez soi à la fois. C’est aussi un livre qui représente à merveille l’anticipation dont font montre certains grands auteurs : contexte politique, économique, écologique, technologique… tout est là, tout est plausible et tout prend forme avec une telle netteté qu’on s’y plonge tête la première. Et enfin, c’est un livre sur la destinée, sur la sexualité et la neutralité, sur les fantasmes et l’amour. Et tant d’autres encore.
Chronique dithyrambique ? Pas de points noirs ? Allez, soit, en voilà un : ce livre n’est pas facile à lire et à appréhender. Lire un livre sur l’Inde contemporaine, c’est déjà prendre une claque monumentale. Lire un livre sur l’Inde de 2047, c’est se prendre cette claque sur la joue droite et enchaîner côté joue gauche avec celle de l’anticipation au sens large du terme, c’est devoir assimiler une somme d’informations qui font qu’en effet, ce livre est clairement un des plus ambitieux que j’aie jamais lus.
Mais si vous passez outre cette prétendue complexité, si vous vous investissez dans ce livre et si vous prenez le temps de le lire avec intelligence et attention, il vous le rendra à la perfection et vous livrera un ensemble de sensations et de découvertes d’une rare cohérence et d’une intensité remarquable.