Péninsule – Michael G. Coney

Drôle de livre que cette Péninsule, assemblage d’un roman principal, « Des crocs et des griffes » et de cinq nouvelles se déroulant dans le même cadre que celui du roman… On y suit Joe Sagar, éleveur de slictes, drôles de bestioles reptiliennes venues d’une planète qui n’est pas la Terre et dont la peau récupérée lors des mues a la propriété de changer de couleur en fonction des humeurs de celui qui la porte. Et c’est là qu’intervient notre second personnage principal, Carioca Jones, ex-star de la Tri-D (la 3D quoi) à la peau du visage défraîchie mais au corps parfaitement conservé, car elle est justement intéressée par ces peaux de slictes. Ces deux personnes, somme toute normales, vivent dans un endroit qui est lui tout à fait exceptionnel : la Péninsule. Tout simplement la Californie, séparée du continent lors de la fracture de la grande faille ! Une île un peu hors du monde, une île plutôt aisée et au mode de fonctionnement un peu particulier, peuplée de joyeux hurluberlus pratiquant le vol libre. Rien de transcendant donc à première vue.

Et la société qui entoure ce monde semble aussi l’être tout à fait, si l’on excepte un détail de poids : les PDC. Prisonniers de droit commun ou pièces détachées corporelles. Chaque prisonnier peut en effet se mettre au service d’un homme ou d’une femme libre et ainsi réduire sa peine d’un tiers. Service… ou plutôt esclavage car en plus de devenir son homme ou sa femme à tout faire (y compris le pire), ce PDC doit aussi fournir des organes à son maître en cas d’accident.

Mais ce n’est pas tout, l’horreur continue avec ce qui est appelé à la Banque d’Organes, constituée à partir des prisonniers plus dangereux et qui sont donc une réserve d’organes à disposition de tous ceux ne disposant pas d’un PDC personnel. Voilà. C’est simple, c’est basique et c’est en fait d’une horreur inqualifiable. Autour de cette société profondément différente et au bord du basculement permanent se trouve un environnement futuriste, moderne, simplement évoqué, parfois un peu détaillé : navettes AntiGrav, colonisations de planètes, vaisseaux interstellaires… etc !

Mais voilà, même si l’auteur développe un peu plus ces éléments dans certaines des nouvelles (dont le niveau est assez inégal d’ailleurs), le roman s’attarde lui sur les névroses de cette société moderne : son rapport à l’être humain, les modifications d’animaux de mer pour les adapter à la terre (des requins de terre quoi !), la notion de banque d’organes et ses dérives potentielles. Et c’est fait avec brio. Derrière une écriture simple, une absence totale d’emphase grandiloquente, Michael G. Coney déroule horreur sur horreur, vie normale contre vie de servage, extravagantes prises de risques assurées par la disposition d’un bout de corps neuf adapté et nous plonge au final dans une société à l’atrocité latente, dont la profonde inhumanité tranquille est en fait dénoncée par une poignée de femmes qui ont tout de chiennes de gardes, à savoir pas vraiment écoutées, forcément hystériques, bref : pas crédibles pour deux sous alors qu’elles se battent pour une cause juste : l’abolition de ce servage et surtout la disparition des banques d’organes.

Péninsule est en fait un horrible panorama d’un futur probable, tangible, réaliste. On lit, on s’abreuve, on ferme les yeux parfois tant ça cogne les tripes, on en ressort avec la sensation que parfois, la bascule de l’Humanité vers l’inhumanité dans un pays pourtant développé et civilisé peut être rapide et profonde. Et si demain, chez nous ou je ne sais où, on se disait que nos prisonniers les plus dangereux sont en fait un réservoir de pièces détachées ?